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"A-t-on suffisamment souligné que, quand l'abolition fut acquise, la question de l'indemnisation prit des proportions et surtout une orientation particulièrement surprenante puisqu'elle était réclamée à cor et à cri non pas par les anciens esclaves, mais par les anciens maîtres qui exigeaient d'être dédommagés pour la perte de la force de travail qu'ils avaient comptabilisée dans leurs écritures comme la valeur de leur cheptel. C'est sous la monarchie Charles X, 1825, qui réclama même à la jeune République d'Haïti une indemnisation d'Etat de 150 millions de francs or afin d'indemniser les anciens colons qui le réclameraient. Certains ont appelé cette exigence la rançon de l'indépendance. Eh bien quand je viendrai en Haïti j'acquitterai à mon tour la dette que nous avons."
Bien sûr, ces paroles fortes prononcées par le chef de l'Etat français ont été longuement applaudies par le public présent à cette inauguration. Et, disons-le aussi, par certains patriotes Haïtiens qui n'ont pas boudé leur plaisir en entendant cette forme de mea culpa de la part de l'ancienne puissance coloniale, même si d'autres affichaient, toutefois, sur les réseaux sociaux, sinon une certaine méfiance, du moins de la prudence quant à la sincérité de la parole présidentielle française. Ce parce que François Hollande n'a pas précisé la nature de cette "dette" dans sa déclaration. De quoi s'agit-il exactement ?
Dans son excellent ouvrage Haïti et la France 1804-1848 : Le rêve brisé (Karthala, 2008, pp. 111-112), l'historien Jean-François Brière rappelle les tentatives d'établissement par la France d'un régime néocolonial à travers l'ordonnance royale de 1825 dans son ancienne "colonie la plus prospère", la "Perle des Antilles", indépendante depuis le 1er janvier 1804. Dans l'article 2 de cette ordonnance envoyée par Charles X, communiquée par le baron de Mackau, le 5 juillet 1825, au président haïtien Jean-Pierre Boyer (1818-1843), il est dit ceci :
"Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d'année en année, le premier échéant au 31 décembre 1825, la somme de 150 millions francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité."
Le gouvernement haïtien resta sidéré face à un tel affront fait à son pays sorti du joug de l'ancienne puissance esclavagiste 21 ans plus tôt. En effet, comme l'estime l'écrivain Jean Métellus dans Haïti : une nation pathétique (Maisoneuve & Larose, 2003, p. 38):
"Aucun être humain ne peut rester indifférent face à un pareil affront. Les Haïtiens de toutes les générations éprouveront toujours un sentiment d'indignation, de révolte et de scandale devant le comportement néocolonial de la France. L'ancienne puissance ne se contenta pas seulement en effet d'imposer une indemnité en menaçant le jeune Etat de sa puissante flotte de guerre, elle fit encore obligation à Haïti de réduire de moitié les droits de douane en sa faveur, ce qui représentait une deuxième indemnisation [...] Voilà comment l'impérialisme français a foulé aux pieds la fierté des Haïtiens."
A partir de ce bref rappel historique, trois observations pourraient être faites dans le contexte actuel : d'une part, faut-il le rappeler, la dette qui a résulté de l'indemnisation de 150 millions de francs [estimés de nos jours à plus de US$21 milliards], "et que le peuple haïtien mit plusieurs décennies à honorer, pesa lourdement sur le devenir du pays et sur son développement. Elle est sans conteste, une des sources de son dénuement : le temps ne l'a pas encore effacée" comme le souligne l'ancien Directeur Général de l'UNESCO, Amadou Mahtar M'Bow dans son texte "Haïti dans la conscience collective" publié dans l'ouvrage collectif 1804-2004 Haïti : Le Regard de l'Afrique (Riveneuve, 2006, p. 27).
D'autre part, même si le peuple haïtien est tout à fait en droit d'attendre davantage de la part de la France pour le tort, marqué d'une tâche indélébile, qu'elle lui a causé au cours de son histoire, il importe de regarder vers l'avenir et de savoir gré au président socialiste français d'avoir reconnu cette dette, fût-elle morale, de son pays envers Haïti. Mais, afin d'inscrire ce nouveau regard vers l'avenir dans la sincérité, la justice et la solidarité, non seulement il faudrait que le président français et son homologue haïtien fassent en sorte de renforcer la coopération entre les deux pays notamment dans les domaines de l'éducation, la culture, l'enseignement supérieur et la recherche, la santé publique, l'agriculture, le développement durable, mais ils devraient surtout plaider pour une révision totale des politiques économiques ultralibérales qui étranglent la société haïtienne depuis les années 1980. Politiques dictées et pilotées par des institutions internationales telles que le FMI, la Banque mondiale et l'OMC dans lesquelles la France joue un rôle de premier plan. Du fait de ces politiques de "laisser-faire total", Haïti est devenu l'un des pays les plus libéralisés au monde avec des tarifs douaniers quasi nuls sur les produits d'importation en provenance notamment des pays comme les Etats-Unis, ce qui rappelle étrangement les pratiques déjà en vigueur à l'époque de l'ordonnance de Charles X ! Avec les résultats catastrophiques que l'on sait : d'un côté, les représentants de l'oligarchie sans scrupules en lien avec les multinationales ne cessent de s'enrichir allègrement, pendant que, de l'autre, les pauvres s'appauvrissent de plus en plus.
Enfin, n'est-ce pas donc là, à de nombreux égards, une certaine forme de néocolonialisme - comme dirait Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme(Présence africaine, 2004) - que l'on fait subir à Haïti depuis plus de trente ans, sous l'égide non pas seulement de la France mais bien d'une drôle de coalition des pays occidentaux où la France et les Etats-Unis se partagent les premiers rôles, respectivement au FMI et à la Banque mondiale ? A une différence de taille, néanmoins, à savoir que, autrefois, les héros de l'Indépendance d'Haïti, à l'instar de Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, se battaient jusqu'au bout pour faire respecter la dignité humaine, la fierté et la liberté de leur peuple, pendant que, depuis plusieurs décennies, les pseudo-élites politiques et économiques, corrompues jusqu'à la moelle, se complaisent dans le "ti-sousou-isme" en acceptant sans broncher, en bons complices du système, le dictat des institutions financières internationales. D'où leur incapacité chronique à amener leur pays à se prendre en main, à se relever.
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