(Port-au-Prince) Des dizaines de chantiers annoncent la reconstruction de Port-au-Prince. Mais derrière les barrières de tôle rouge qui les entourent, il ne se passe pas grand-chose. Pourtant, il est possible de changer les choses en Haïti. À preuve: le parc Martissant, une oasis au coeur de la capitale.
Prenez le parc Lafontaine, retranchez le tiers de sa superficie, plantez-y des bougainvilliers, des acacias et des calebassiers, et placez le tout sur un terrain escarpé qui pique vers la mer. Vous obtiendrez le parc Martissant, une oasis de verdure en plein coeur de l'un des quartiers les plus durs de Port-au-Prince.
Aménagé sur trois anciennes propriétés privées, cet unique boisé de la capitale haïtienne est ouvert au public depuis trois ans. Il comprend un jardin de plantes médicinales, un centre culturel, des sentiers ombragés et des bancs pour se reposer. Bientôt, il y aura aussi un institut des métiers d'environnement, un jardin botanique, un restaurant, une pépinière.
Le jour de notre visite, deux étudiants, Aurélien et Gentil, se préparaient pour un examen d'économie. Gentil lisait ses notes sous un arbre. Aurélien récitait sa matière en marchant. À la maison, ils n'arrivent pas à se concentrer. «Ici, il y a de l'air. J'y étais hier, et j'y serai demain», assure Aurélien.
«Les gangs et leurs armes n'ont pas disparu, mais aujourd'hui, ils nous respectent.»Michèle Pierre-Louis
ancienne première ministre d'Haïti
Le parc Martissant a ouvert en janvier 2012. Il offre aux habitants de Port-au-Prince un havre de paix inespéré. Reste à voir si le succès du projet pourra en inspirer d'autres.
PHOTO FOURNIE PAR HAITI CULTURAL EXCHANGE
Des couples d'amoureux et des familles flânent aussi dans le parc. Il n'y a pas l'ombre d'un détritus sur le sol. Il faut se pincer pour se rappeler que nous sommes bel et bien à Port-au-Prince.
Il n'y a pas longtemps, cette forêt n'était qu'un terrain abandonné qui servait de base arrière aux gangs du quartier. C'est là qu'ils séquestraient les victimes de kidnappings. Aucun résidant du coin n'aurait songé à s'y aventurer pour le plaisir.
«Jamais je n'aurais imaginé que ce terrain qui était un lieu de banditisme deviendrait un synonyme de paix», s'étonne encore Lucie Pierre-Louis, notre guide au jardin des plantes qui accueillera ses premiers visiteurs la semaine prochaine.
«Martissant, c'est la preuve que les projets ambitieux sont possibles en Haïti», fait valoir Pascale Monnin, une artiste que nous croisons alors qu'elle suspend des moulages de plâtre aux branches d'un bombax, en préparation pour la commémoration du 5e anniversaire du tremblement de terre de janvier 2010. L'esplanade où trône l'arbre recouvert de fleurs rouges abrite le principal mémorial dédié aux victimes du séisme.
La victoire du rêve
Porté par l'ancienne première ministre Michèle Pierre-Louis, présidente de la fondation Fokal qui gère le projet financé par le philanthrope américain George Soros, ce parc, c'est un peu la victoire du rêve sur l'impitoyable réalité d'Haïti.
Il a fallu plusieurs années de rencontres hebdomadaires avec les habitants de Martissant pour en arriver à ouvrir la première section du parc, en janvier 2012. «Au début les gens n'y croyaient pas et se méfiaient de nous», dit Michèle Pierre-Louis. Mais peu à peu, le dialogue, qui incluait aussi les membres des gangs du coin, a fini par porter ses fruits. Et toute une série de projets parallèles a vu le jour dans les rues voisines: canaux d'écoulement, ramassage des déchets, ravalement de façades, petits ponts ou escaliers publics. Des emplois locaux sont nés dans le sillage de ces projets.
Martissant ne s'est pas transformé du jour au lendemain en Pétionville, le quartier huppé de la capitale haïtienne. «Les gangs et leurs armes n'ont pas disparu, mais aujourd'hui, ils nous respectent», souligne Mme Pierre-Louis. Et les gens du quartier ont accès à un havre de paix dont ils n'osaient même pas rêver.
Champ d'opportunités
Quelles leçons peut-on tirer du succès unanimement reconnu de ce projet de parc? «Qu'il y a des choses possibles dans ce pays, et que ce n'est pas parce qu'on est pauvres qu'on n'a pas le droit à la beauté», résume Michèle Pierre-Louis.
Mais le parc de Martissant reste l'exception plutôt que la règle. Cinq ans après le séisme qui a rasé le centre-ville de Port-au-Prince, la ville est passée à côté du «champ d'opportunités» qui s'était alors ouvert devant elle, déplore l'ancienne première ministre.
Plusieurs avaient espéré faire naître une nouvelle ville dans les décombres. Mais aujourd'hui, «ce qu'on nous présente comme un plan d'urbanisme, n'est en fait qu'une série de projets de construction», critique l'économiste Kesner Pharel. Projets qui se heurtent au manque d'argent et aux blocages politiques.
Tout le centre-ville de la capitale est aujourd'hui quadrillé de clôtures en tôle rouge. Elles délimitent les dizaines de chantiers de reconstruction. Des affiches annoncent l'arrivée prochaine de bâtiments, leur superficie, le nombre de places de stationnement qu'ils offriront. Mais derrière ces barrières métalliques, il ne se passe pas grand-chose.
Deux édifices publics reconstruits, qui abriteront la Cour de cassation et le ministère du Commerce, doivent ouvrir leurs portes bientôt. Le Champ-de-Mars, qui avait accueilli l'un des plus gros camps de déplacés après le séisme, a retrouvé ses airs de place publique, grâce à des fonds canadiens. D'autres anciens camps de déplacés ont aussi été réaménagés en petits parcs.
Mais la vaste majorité des grands chantiers semblent figés dans le coma.
La plupart des projets de reconstruction sont financés par l'État haïtien, grâce à des prêts vénézuéliens. Mais avec la baisse du prix du brut, l'argent de Petro Caribe se raréfie. Et avec son budget de 3 milliards, le gouvernement haïtien n'a pas une grande marge de manoeuvre pour investir. La crise politique dans laquelle est empêtré le pays n'aide pas non plus à aller de l'avant.
Mais à supposer qu'ils puissent se réaliser, les plans actuels vont-ils dans la bonne direction?
Les Champs-Élysées
Dans le hall de l'UCLBP, l'Unité de construction de logements et de bâtiments publics qui gère la reconstruction, à Port-au-Prince, un écran de télé fait tourner en boucle une vidéo montrant le plan de la future «cité administrative» où seront reconstruits une vingtaine de bâtiments publics détruits pendant le séisme.
On y voit des immeubles à l'architecture léchée alignés le long de larges allées bordées de palmiers. Les vendeurs de rue omniprésents à Port-au-Prince ont disparu comme par enchantement. Les rares autos roulent de façon ordonnée sur les boulevards.
Ce projet ambitieux est l'oeuvre d'une firme québécoise, Lemay+DAA, qui a conçu les plans d'aménagement d'une vingtaine d'autres villes haïtiennes. Et il soulève beaucoup de scepticisme. «Regardez ça, on dirait les Champs-Élysées, ce n'est pas Port-au-Prince», ironise Frantz Duval, rédacteur en chef du quotidien Le Nouvelliste. «Ce plan est pharaonique, surdimensionné, c'est un rêve de mauvais urbaniste!»
«Nous avons voulu faire rentrer un peu de modernité dans ce pays», réplique René Hubert, représentant de Lemay+DAA en Haïti. «Les gens ici ne croient plus à rien, le scepticisme est total, moi, je ne m'arrête plus aux critiques.»
«Il faut savoir rêver», opine le directeur de la la division logement de l'UCLBP, Odnell David.
Mais qu'on l'aime ou pas, ce rêve de cité administrative risque de rester longtemps à l'état de maquette, faute d'argent et de stabilité politique.
Croissance économique sous les 3%, bien en deçà de ce qu'on espérait, faiblesse des institutions et crises politiques à répétition: pour l'économiste Kesner Pharel, ces maux sont en train de miner la reconstruction du pays. «Sans stabilité politique, il n'y aura ni développement ni investissements. L'année 2015 sera perdue.»
- Avec la collaboration d'Étienne Côté-Palluck
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